L’affaire Collignon

Le 24 septembre 1855, Jacques Collignon assassine Martin Juge d’une balle dans la tempe, au 83, rue d’Enfer, dans le 12ème arrondissement de Paris. Le mobile du crime consiste en un différend sur le prix d’une course : un homme en tue un autre pour deux francs de trop-perçu. Collignon et Juge ne se sont connus qu’en une unique occasion, un trajet Concorde-Porte d’Auteuil, huit jours plus tôt : le premier, cocher de remise, a conduit le second, sa femme et sa fille.
Le conflit qui a éclaté au terme du voyage, à propos du règlement, s’est soldé par une plainte de Juge à la préfecture de police. L’affaire ne pouvait avoir de lourdes conséquences et même était en bonne voie de résolution lorsque le cocher assassine son ex-passager.

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Description

L’affaire Collignon

Un cocher tue son client: fait divers ou fait social?

Jérémy de Teyssier

L’auteur :

Jérémy de Teyssier est diplômé du Master d’Histoire de l’université Paris Nanterre.

Description :

Le 24 septembre 1855, Jacques Collignon assassine Martin Juge d’une balle dans la tempe, au 83, rue d’Enfer, dans le 12ème arrondissement de Paris. Le mobile du crime consiste en un différend sur le prix d’une course : un homme en tue un autre pour deux francs de trop-perçu. Collignon et Juge ne se sont connus qu’en une unique occasion, un trajet Concorde-Porte d’Auteuil, huit jours plus tôt : le premier, cocher de remise, a conduit le second, sa femme et sa fille. Le conflit qui a éclaté au terme du voyage, à propos du règlement, s’est soldé par une plainte de Juge à la préfecture de police. L’affaire ne pouvait avoir de lourdes conséquences et même était en bonne voie de résolution lorsque le cocher assassine son ex-passager. L’absurdité est au cœur de l’affaire Collignon, elle surgit évidemment de l’énoncé de son déroulement : «ce crime semblait inexplicable en son horrible simplicité», écrit Le Droit.
Le logique et l’incongru cohabitent pour composer l’équation du drame : le logique, parce que l’élément déclencheur qu’est le litige financier trouve un élément de résolution, l’exécution ; l’incongru, parce que cette résolution est absolument disproportionnée. Le succès du récit de l’affaire Collignon repose essentiellement sur cette « horrible simplicité ». Et, de fait, lorsque l’annonce du crime se diffuse dans la presse, le récit déroulé à la page des « Nouvelles diverses », s’il s’attache à décortiquer l’acte criminel, tend surtout à témoigner de son énormité. On situe sans contredit l’âge d’or du fait divers à la Belle Époque, lorsque l’engouement pour les récits de crime à sensation, servi par les tirages hors-norme de la presse et la naissance d’une littérature de « faits-diversiers », aboutit à une véritable fascination nationale. Ce phénomène ne doit toutefois pas rendre aveugle à la permanence du fait divers dans l’information, bien au-delà des années 1880-1914.

Dans son ouvrage consacré au fait divers criminel au XIXe siècle, Laetitia Gonon délimite son champ d’étude entre les années 1836 et 1881, comme en prélude à l’explosion de la Belle Époque. 1836 est l’année de création de deux grands quotidiens qui bouleversent le milieu du journal, La Presse et Le Siècle. Avec Le Pays, La Gazette des Tribunaux et Le Droit, ils sont parmi les premiers à titrer sur Collignon le 26 septembre 1855. Quant à 1881, elle marque avec sa loi de libéralisation du 29 juillet l’avènement d’un nouveau « code de la presse» en même temps qu’elle fait entrer, par le bertillonnage, l’enquête policière dans une ère de modernité. Cette période de 1836 à 1881, dans laquelle s’insère pertinemment notre affaire, ressemble déjà, aux yeux des contemporains, à un apogée du fait divers. Le récit de crime y est omniprésent et Paul Féval peut écrire en 1866 que « la France compte un ou deux millions de consommateurs qui ne veulent plus rien manger, sinon du crime». Certains faits divers, les plus retentissants, les plus débattus, rejoignent la catégorie plus restreinte des causes célèbres. Le terme n’est pas nouveau, il est le nom d’un recueil fameux du XVIIIe siècle, et il rassemble, par delà le procès et la salle d’audience, les affaires criminelles qui ont suscité le plus de remous dans l’opinion. La figure du grand criminel fascine les lecteurs et excite les considérations morales des auteurs qui s’aventurent parfois dans des études comparatives plus ou moins spéculatives entre « affaires » célèbres.

Un fait divers, écrit Louis Chevalier, devient une affaire quand il sort « du domaine du fait divers pour entrer dans celui de l’histoire». Loin de s’éteindre sitôt qu’il a surgi, ce fait divers auréolé fait pleuvoir sur l’actualité des péripéties au long cours, provoque le scandale et divise les intérêts.
Ses nombreux rebondissements jettent sur lui de nombreux jours nouveaux qui le dégagent de l’« incontestable », du« solide », de l’« exigence d’authenticité » originels. Comme la cause, l’affaire est judiciaire. Elle est un procès recouvert par la presse, âprement débattu, à l’issue dramatique souvent incertaine. Peu de tout cela, outre la veille médiatique, dans le cas de Collignon, unanimement condamné pour un crime qui ne dépasse pas le registre du trivial, promis à une sentence de mort et condamné au terme d’un procès d’un jour. Pourtant, le crime ne disparaît pas avec le cocher. Des décennies durant, sa funeste mémoire alimente les colonnes des journaux: c’est que ce fait divers-là porte en virtualité un arrière-goût social qui fait écho à la crise profonde de la société française au second XIXe siècle. Un cocher a assassiné un bourgeois. Un cocher, c’est-à-dire un élément d’une des strates les plus dédaignées de la société, cet intrus de la civilisation que la nécessité impose à la modernité, ce « personnage du vieux Paris qui vit dans le nouveau » ainsi molesté par Louis-Sébastien Mercier : « Ce contemporain de la barbarie est le type de la saleté par le costume, de la grossièreté par les paroles, de la brutalité par les habitudes, de la férocité par les actions.» Comme si cela ne suffisait pas, ce cocher Collignon a des revendications sociales qu’il exprime nettement à son procès. On rapporte ses paroles sur l’ouvrier « sacrifié ; on ne l’écoute jamais ; eh bien, soit ! (faisant un geste très significatif) qu’on me coupe le cou !». Mieux, le rapporteur n’est autre que Proudhon, chantre du socialisme providentiellement mêlé à l’affaire comme témoin de l’accusation. En face de Collignon, Juge est un peu la victime idéale, le modèle de l’« honnête homme », directeur d’une l’École normale qui enseigne au futur de l’enseignement, provincial accouru dans la capitale pour visiter l’Exposition universelle, témoin éclairé de la fête impériale. La figure de la famille sensible qui émane de l’évocation de M. Juge, Mme Juge et leur petite Julie, complète le tableau. C’est ainsi que, jouant sur les archétypes, le fait divers Collignon prend les habits d’un « fait de société ». La société, par voie de justice et de presse, est engagée à se découvrir tout entière contenue dans l’opposition entre ces deux figures tutélaires, Collignon le prolétaire et « ce bon monsieur Juge». Elle cultive dès lors l’angoisse de voir se rejouer un tel drame dans les rues de la capitale : à bon droit, le « crime affreux » agite le sentiment de disjonction de la société entre ses classes. Et, entrant dans l’histoire, le fait divers-fait de société Collignon-Juge devient une affaire.
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Parution prévue: 2ème trimestre 2025.
Collection des évènements oubliés.

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